Le clou de Nasreddine Hodja

Nasreddine, aussi connu aussi comme le Hodja ou Djeha, est un personnage mythique de la culture musulmane. À la fois sage et fou, Nasreddine prend toujours le contrepied du sens commun. Ses histoires sont des sortes de mini contes moraux dont la tradition orale a isolé certains éléments pour en faire des proverbes. Ainsi, une expression populaire algérienne affirme : «le clou de Djeha, il ne peut être ni enfoncé ni arraché» (Mesmar Djeha, ma yet’semar ma yetneha). Il existe plusieurs versions de cette histoire. En voici une :

Un jour, Nasreddine décide de vendre sa maison. Il trouve un acheteur et lui dit:
– Je vends ma maison, mais dans cette maison, il y a un clou, planté dans un mur. Ce clou, je ne le vends pas, il est à moi. Tu n'as pas le droit de l'enlever ni de l'enfoncer.
Le marché est conclu devant notaire, avec mention de la clause du clou. Le lendemain Nasreddine frappe à la porte de son ancienne maison.
– Bonjour! je viens voir mon clou.
Le nouveau propriétaire amusé par l’excentricité de Nasreddine le laisse entrer. Celui-ci s'installe quelques minutes devant son clou, le caresse puis s'en va. Deux jours plus tard, Nasreddine revient frapper à la porte.
– Je dois accrocher quelque chose à mon clou, et il y accroche un sarouel sale. L’acheteur n’est pas content mais il ne dit rien.
 Le jour d’après, Nasreddine revient pour accrocher à son clou une carcasse de mouton. Face aux protestations de l'acheteur, Nasreddine répond :

– C’est mon clou. Je peux y mettre ce que je veux.

Tous les jours, Nasreddine vient vérifier que la viande est toujours bien accrochée à son clou. Et jour après jour, l'odeur devient de plus en plus insoutenable. Au bout de deux semaines, l’acheteur attrape Nasreddine et lui dit :

– Tiens! je te rends ta maison! Je n'en veux aucun sou! Je veux seulement partir loin d'ici!

Et c'est ainsi que Nasreddine récupéra sa maison grâce à un clou.

Dans cette histoire, le clou détermine un espace plus grand que le sien propre, dessinant une sorte de zone franche comprenant tout ce qu'on pourra y suspendre. Cette souveraineté autoproclamée n'est pas sans faire penser au champ de l'art qui revendique l’autonomie de ses critères esthétiques par rapport à ceux du sens commun. On aurait (parfois) tort de considérer cette indépendance comme un snobisme. La plupart des artistes ont en effet la noble ambition de rétrocéder au sens commun leurs découvertes esthétiques, une fois celles-ci validées par leurs pairs. Mais il est vrai aussi que tous n'ont pas la roublardise de Nasreddine et que la plupart d'entre eux ne retrouvent jamais leur maison.

Le Corbusier



L'homme de la lumière et du béton, accablé par le soleil, sautille pour soulager ses plantes de pied de la morsure brûlante des galets.

Le clou du Docteur Barbet

Dans les années 1930, le Docteur Barbet entreprit de prouver «scientifiquement» l’authenticité du Suaire de Turin. Une partie de sa thèse était la suivante : les traces de sang du suaire indiquent sans détour que le Christ a été cloué dans les poignets et non dans les mains – ce que l’on croyait jusqu’alors. Homme très pieux, voire bigot, soucieux jusqu’à l’obsession d’accorder sa foi avec sa raison scientifique, le docteur commence alors une série d’expériences anatomiques visant à démontrer sa thèse. Dès lors, et de son propre aveu, il a «vécu treize ans dans l’intimité des cadavres».

Dans les sous-sols de l'hôpital Saint-Joseph à Paris, il réalise des crucifixions, mesure l’angle des bras, des jambes, ampute, radiographie, dissèque… Tout au long de son livre La Passion selon le Chirurgien, publié en 1948, il explicite sa méthode : «Venant d’amputer un bras au tiers supérieur chez un homme vigoureux, j’ai planté mon clou carré de 8 millimètres de côté (clou de la passion) en pleine paume, dans le troisième espace. J’ai suspendu doucement au coude quarante kilos (moitié du poids d’un corps d’homme qui a près d’un mètre quatre-vingt). Après dix minutes, la plaie s’était étirée, le clou était au niveau des têtes métacarpiennes. J’ai provoqué alors une secousse très modérée de l’ensemble et j’ai vu le clou franchir brusquement le point de l’espace rétréci par les deux têtes métacarpiennes et déchirer largement la peau jusqu’à la commissure. Une deuxième secousse légère a arraché ce qui restait de peau».

Le reste est à l’avenant, le Docteur Barbet s’autorise toutes les hypothèses «scientifiques» à l’exception de celles qui seraient en contradiction avec le texte des «Écritures». Il conclut que les clous ont été plantés «en plein carpe» (os du poignet). Or, d’un point de vue ostéologique, le carpe fait bel et bien partie de la main. Cette découverte met en conformité – à sa grande satisfaction – la science anatomique et le canon évangélique qui stipule, par la bouche de Jésus s’adressant à Thomas : «Vide manus meas – Vois mes mains». Pour finir, le docteur affirme, à propos «du seul passage anatomique préformé, chemin naturel, où le clou passe facilement et où il est maintenu très solidement», que «c’est précisément là que le Linceul [de Turin] nous montre la trace du clou, là où un faussaire n’aurait jamais eu l’idée ni l’audace de le figurer». Le Suaire de Turin est donc authentique, CQFD.

Cette histoire me touche d’autant plus que le docteur Barbet était mon arrière grand-père et que le hasard le plus fortuit fait croiser nos chemins de Facteurs Cheval à la recherche du Palais Idéal ; d’un côté ses expérimentations morbides aux confins du croire religieux et du savoir scientifique ; de l’autre mes élucubrations circulaires autour du clou comme témoin de sa charge.

Le bois de malheur (le clou du Christ)


Andrea Mantegna, Partie centrale de la prédelle du rétable de San Zeno de Vérone, 1459, conservé au Musée du Louvre.

Pour tous les observateurs du christianisme, la crucifixion est un moment clé. Pour les croyants elle est une condition de la foi. (Jésus dit à l’incrédule Thomas Didyme qui demande à mettre ses doigts dans ses plaies pour y croire: «Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru !»). Pour les historiens elle est un élément de preuve important, si ce n’est le seul, de l’historicité de Jésus. En effet, dans le contexte du premier siècle en Palestine, la crucifixion était le plus infamant des supplices. Les premiers chrétiens étaient des juifs en train de se séparer du judaïsme et par conséquent contraints de se tourner vers les Romains pour les convertir. Difficile de les imaginer leur proposant d’adorer un crucifié (criminel et vaincu) s’ils n’y étaient pas obligés par une réalité historique indéniable, trop grosse pour être passée sous silence. «Ce que nous ne pouvons cacher, glorifions-le!» semblent s’être dit les rédacteurs des évangiles : «Non seulement nous ne dissimulerons pas la crucifixion de notre sauveur, mais nous en ferons le cœur même de notre liturgie, la condition de notre foi.»

Dans Corpus Christi (Éditions Mille et Une Nuit, 1997), Gérard Mordillat et Jérôme Prieur enquêtent sur la rédaction du texte des évangiles. Dans le chapitre consacré à la Crucifixion ils s’interrogent : «En règle générale, les condamnés [à la croix] devaient être liés. Pourquoi alors Jésus aurait-il été cloué aux pieds et aux mains comme l’indique ce passage où Thomas dit en parlant du ressuscité : “Si je ne vois pas la marque des clous dans ses mains, je ne le croirais pas”. Cela reflète-t-il un souvenir authentique qui singularise la mort de Jésus ou cela apparaît-il pour de toutes autres raisons?» Et un peu plus loin ils avancent une hypothèse : «Les évangélistes se devaient de montrer en quoi l’exécution de Jésus se distinguait de toutes les autres. Le clouage des pieds et des mains [contribue] à la singularisation de sa mort. À la fin du deuxième siècle, Tertullien attribuait à Jésus le monopole des clous : “Seul il fut crucifié de manière si remarquable”.»

Cette distinction est particulièrement mise en évidence par Mantegna dans sa Crucifixion: des trois suppliciés du Golgotha, seul Jésus est cloué.

En lui imposant le clou, c’est un surcroit de souffrance que lui ont prescrit les rédacteurs des évangiles, mais sans doute cherchaient-ils par cette distinction à confirmer le retournement à leur avantage de la folle contrainte historique que constitue la croix dans la biographie de leur sauveur. En quelque sorte, ils enfoncent le clou.

Nous y voilà (20)


In Les passagers du vent - T4 (L'heure du serpent), de François Bourgeon, p. ?
L'exposition PEUT MIEUX FAIRE termine aujourd'hui à l'atelier Punkt